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mercredi 20 mars 2013

[ PLAY ]



Une nouvelle poignante sur le jeu/je a atterrit dans ma boite mail il y une semaine. C'est un grand plaisir que de la publier ici, avec l'aimable accord de la plume qui l'a commise. En espérant que cela vous plaise et vous titille ... 

Marcel



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velveteen@writeyourlife.com a écrit :
« T'embrasser à nouveau, ce sera comme accrocher un regard dans la foule. Ce sera étrange, et envoûtant. Un visage parmi des milliers d'autres, et ce sera le tien. Je me perds dans les détails, je veux goûter autre chose que la saveur de tes mots, je veux être plus que cette petite pute que tu sautes dans un hôtel comme si chaque fois était la dernière. Je n'ai pas le droit de te le dire, alors je te l'écris. Peut-être que ça rend les choses plus simples pour toi, mais tu n'as pas le droit de le vivre ainsi : je te l'interdis. Je t'interdis ta femme, ta vie, je t'interdis de me regarder droit dans les yeux en pensant à mes jambes ouvertes, de rentrer chez toi le soir pour retrouver une femme que tu n'aimes plus, de vivre par procuration à travers moi, je t'interdis de m'offrir de la lingerie parce que tu ne penses qu'à toi. Je t'interdis d'être toi. Je veux que tu sois à moi. Je veux que tu sois moi.
Je ne veux plus t'avoir derrière une vitre. Au-delà de l'écran, il n'y a rien sauf la tristesse ; et je ne souhaite pas te retrouver là. Je souhaiterai qu'enfin l'avenir se dédouble et qu'il n'y ait que nous au milieu, dans l'intervalle entre les mondes, seuls, rien qu'à nous. Tu vois, ce que je veux c'est que le mystère devienne plus grand que nous. On a tellement de chemin à parcourir. »

En pièce jointe, elle avait ajouté deux photos explicites : un baiser au rouge à lèvres pulpeux à souhait (#1.jpeg) ; un fuck énorme taggé sur un mur indéterminé (#2.jpeg).


Gabriel était à deux doigts de lui dire d'aller se faire foutre. Primo, parce qu'on ne se foutait pas de sa gueule impunément. Ensuite, de quel droit se permettait-elle de vider son sac directement dans sa boîte mail ?
Elle commençait à prendre trop confiance. En elle, en lui, en ce qu'il pouvait faire d'eux, si jamais eux voulait dire quelque chose.
A part entrer un matin en salle de cours, elle n'avait pas eu grand chose à faire. Enfiler une paire de collants noirs, des chaussures à talons, se glisser dans un grand manteau et l'attendre dans une chambre d'hôtel. Ça faisait partie du deal. Lécher sa peau, boire la sueur perlant sur ses muscles, tout ça n'était que la mécanique de la chose, sa littérature ; le noyau en était le silence et l'allusion, les gémissements au bon moment et le plaisir, le simple plaisir, le plaisir tout court. 
Elle voulait quoi ? Lui faire comprendre que tout désir se paie ?

Il ferme son ordinateur brutalement, allume une cigarette au mégot de la précédente. Au début, ça avait été si simple, presque comme vivre dans un catalogue : les baisers, les soupirs, la prendre par surprise, relever ses jambes, elle était belle des orteils aux clavicules, la tête rejetée en arrière, les cheveux en vagues éparses sur le lit défait. Ça avait l'air maintenant d'un bac à sable plein de non-dits, de désirs refoulés et de trahisons, de secrets piégés et de caresses empoisonnées.
Il réagissait trop vite. Trop fort. Gabriel prit une profonde inspiration, laissa la saveur toxique de la fumée emplir ses poumons.
Son bureau est calme et serein, la fac est vide, aucun étudiant inquiet ne ferait irruption avant le lendemain matin. Il est tard, et la diode de l'ordinateur palpite doucement, attendant quelque chose.
Avec un soupir, il rallume sa machine, réfléchit quelques instants et commence à
écrire.

*

velveteen@writeyourlife.com a répondu :
« Je n'arrive pas à culpabiliser. En fait, je ne vois même pas pourquoi je ressentirai les choses comme ça. Ce que j'ai trouvé avec toi, c'est la vie, la passion, l'évanouissement de la raison : je n'avais besoin de rien d'autre, je ne veux rien d'autre.
Qu'est-ce que tu préfères : une tenue de soubrette ou la pure nudité ? Une jupe de lycéenne, ce serait hors de propos. »

En pièce jointe, elle avait intégré une photo de dos, cambrée, les mains sur les fesses, les cheveux en cascade et le trait arrogant de son string rouge qui annonce « je suis charmante et provocante » (#3.jpeg). Ainsi qu'un lien vers une chanson, I'm waiting for the man de Lou Reed.

Gabriel est allongé sur le lit, les mains nouées derrière la tête. Lili le regarde, une flamme amusée dans les yeux. Ils ont fait l'amour, ils vivent la lente descente, le relâchement des muscles, les sourires partagés. La main de Lili cherche une mèche de cheveux, elle se love dans le silence, aussi belle et surprenante qu'une promesse tenue. La jeunesse palpite sous sa peau, c'est doux et symphonique – Gabriel pense que ça a pour toujours le goût d'un début, d'une fuite, teinté d'une ironie mordante. Il pense peut- être au pouvoir qu'il détient sur ce corps, à tout ce qu'ils n'ont pas encore fait, à tout ce qu'ils ne seront pas, à tout ce qu'il ignore d'elle.
Avec un sourire cruel, elle prend sa main et lèche le doigt où il porte son alliance. Il frémit, parce que tout est interdit.

*

Gabriel est entré par effraction dans un univers qui n'était pas le sien, porté par les mains en coupe d'une jeune femme imaginaire. Il s'est fait rêve en goûtant à la saveur de son corps. Il a perdu l'équilibre et, en trébuchant, s'est demandé s'il ne retombait pas amoureux mais les débuts sont ainsi – à la croisée des chemins, d'une poignée de possibles, à la verticale des corps pressés.
En vérité, il se lasse de cet étrange étalage de désir brut. Il manque par exemple un peu de cette folle petite chose qu'on appelle l'amour. Le souffle de liberté qui les porte s'étiole vers un brouillard d'horizon qu'il ne veut pas vraiment connaître, au fond.
Assis dans sa voiture, près de l'appartement où ils doivent se retrouver incognito, il se souvient des premières fois – de son regard étonné par dessus la tasse de café partagée à la fac, puis de sa timidité feinte alors qu'elle faisait mine d'ignorer où il en voulait en venir. Attendre avait autant de saveur qu'agir. C'était jouer avec le désir, le provoquer, l'assouvir par anticipation, exciter l'imaginaire avant de laisser les sens en vapeurs brutes suivre leurs élans. Avant de fabriquer des parenthèses avec Lili, Gabriel n'aimait pas rêver. Il était marié, enseignait à l'université, n'avait jamais été à découvert. Il se plaisait à vivre dans un monde de représentations contrôlables et vaines ; un espace clos sur lui-même, un espace où il était la seule référence. Puis l'irruption des « problèmes » comme une entité brute entre sa femme et lui, le petit rien pour que le couple se rappelle à leur souvenir. Il s'était échappé avec Lili, dans un paysage vierge à remplir de leurs désirs, de la brutalité de ses envies, de jeux tous pleins de leur je – le déclic, mieux qu'une séance chez le conseiller conjugal, il goûtait enfin à l'assouvissement sans le payer de sentiments et c'était génial. Grandiose. Le fantasme de l'étudiante naïve, brillant comme un diamant délicieusement taillé, Lili le lui avait offert sur un plateau d'argent. Étudiante, inconnue croisée dans un train, vestale hiératique d'un culte sexuel disparu, amante, amoureuse passionnée, maîtresse froide d'un jour, il y avait eu tellement de personnes sous sa peau, tellement de fraîcheur. L'interdit souillé tant de fois. Les raffinements pervers des jeux de pouvoir, des heures volées à la trame placide du temps.
Il allume une cigarette, regarde la fenêtre éclairée. L'ombre de Lili traverse la fumée, il devine en fermant les yeux la courbe de son ventre, le dessin du soutien-gorge, le pli de ses lèvres, le grain de sa peau, avant qu'il ne la sculpte et la dévore comme si elle était neuve.

Elle ouvre la porte, un large sourire collé sur le visage, moulée dans une robe légère et hors de prix. Un verre de vin rouge à la main, elle dit :
– Il était temps que tu t'invites, j'étais déjà en train d'ouvrir les bouteilles à l'amer... Tu m'as manqué, Gabriel.
– Écoute, je... 
– Non, pas ce soir, fait-elle en se plaquant contre lui, sa langue cherchant l'oreille.
Cette nuit, tu es à moi. La suite se déroule avec une précision chirurgicale. Lili a le don de mettre en place des ambiances, des rituels, elle veut régner sur la scène pour jouer des nuances, elle ne veut plus être cette étudiante séduite par son professeur, elle est la femme fatale qui fera sauter une à une toutes ses retenues. Il comprend qu'elle veut enfin s'approprier les règles du je. Elle le presse, monte à l'assaut de ses défenses, invite chaque parcelle de son corps à submerger les hésitations de Gabriel.
Le désir reprend ses droits – il l'embrasse, la repousse, la jette sur le grand lit blanc où mousse encore un reste de lumière, arrache sa robe d'un geste brusque. Une étincelle ravie et apeurée embrase le regard de Lili, mais déjà elle reprend l'initiative, arme un sourire carnassier et plonge sur son amant. Elle tatoue son torse à coups d'ongles vernis, décline une variation de gémissements rauques, s'abandonne et prend. Les mots se précipitent sur ses lèvres, elle dit qu'elle veut le faire vibrer, qu'elle veut se faire plaisir. Il n'est rien pour elle qu'une passion intérimaire. Elle n'a besoin que de son sexe, pas de son consentement. Son ton se durcit, elle le gifle, résiste à ses violences soudaines.
Le lit devient un terrain, l'enjeu de la lutte. Gabriel s'abat sur elle et la force, elle s'apaise dans un soupir, arque le dos, scelle ses reins entre ses cuisses, mord son cou et rit follement, un filet de sang frais en point d'interrogation à la commissure des lèvres.

La bouteille de vin est vide, répandue en morceaux sur le sol. Ils se sont battus toute la nuit, et le matin les trouve épuisés au milieu de la chambre en ruine. Lili s'est rhabillée et fume une cigarette piochée dans le paquet de son amant. Assis au bord du lit, Gabriel est étrangement serein. Il ouvre la bouche, la regarde droit dans les yeux et sort :
– C'est fini. On arrête tout ça. 
Quoi? 
Elle s'étrangle en avalant la fumée. 
– J'en ai marre. Ça nous mène à rien. En tous cas, pas plus loin qu'on l'était déjà.
Tu vois ? Quand le vain est tiré, il faut le boire et j'ai plus soif. 
Tu...
– Laisse moi finir, Lili. Franchement, c'était une idée excellente, et j'ai vraiment cru que ça pourrait marcher. Vivre par procuration pour passer outre et reprendre une vie normale, merde, c'est un rêve qui ne dit pas son nom – mais ce n'est qu'un rêve. J'en ai assez de rêver. Je ne ressens plus rien pour toi. Même le désir... bordel, c'est pathétique.
Choquée, les yeux écarquillés et la bouche tremblante, elle explose. 
– Je t'ai tout passé ! J'ai fais tout ce que tu voulais ! Les hôtels, les porte-jarretelles, les menottes, toute la merde du bourgeois frustré et c'est tout ce que tu dis !? J'ai été ton amie, ta servante, ta pute, j'ai même été moi ! Je t'ai envoyé ces cons de mails, je t'ai obéi pour cette histoire de double ! Va te faire foutre, Gabriel, putain d'enfoiré !
Elle fond en larmes, prostrée dans le fauteuil, sa robe déchirée en dégradés vaporeux sur le sol.
Gabriel se lève et s'en va sans dire un mot de plus, s'offrant le luxe de refermer doucement la porte qui efface sous un voile sourd les sanglots de sa femme.

En regagnant l'appartement où il a aménagé le mois dernier, il réalise que l'air est gorgé de soleil, de blondeur et de charme. Il ne ressent rien sauf une paix profonde et lumineuse.
L'idée était bonne, c'est vrai : réaliser les fantasmes inassouvis depuis qu'ils étaient ensemble, recoller les morceaux en multipliant les expériences et les doubles, épuiser la séparation en se retrouvant dans d'autres peaux. Et Lili jouait à l'étudiante séduite à la perfection.
Mais les fantasmes, c'est égoïste et schizophrène, et qu'il a puisé à sa source tout ce qui lui manquait auparavant. Il a assez joué. Maintenant, le temps est écoulé, il ne reste rien entre eux que la saveur du temps passé comme une pâte molle et absurde entre les doigts – il se dit peut-être qu'il est un parfait salaud, mais un salaud comblé.
Demain, promis, Gabriel change d'adresse mail. Mais pas avant d'avoir signé les papiers du divorce.

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